La « ville comestible » est un concept développé par l’association Vergers Urbains depuis plus de cinq ans, à travers diverses interventions dans les espaces communs de la ville, sur l’espace public ou les espaces collectifs. L’activité de l’association a débuté au sein du quartier de la Chapelle à Paris, pour s’étende au-delà du 18ème arrondissement. Vergers Urbains compte aujourd’hui plus de soixante-dix projets à son actif : chacun questionne la place de l’agriculture et de la nature dans ces espaces communs urbains, ainsi que la place des citoyens dans la mise en valeur de leur quartier, à travers des actions participatives relevant d’un fort enjeu social.
L’agriculture urbaine est devenue ces dernières années un des premiers vecteurs du retour de la nature en ville. Elle connaît un engouement sans précédent, porté en grande partie par les citadins afin de répondre à certaines défaillances urbaines qui résident tant dans la dégradation du lien social que dans la déconnexion des liens à la nature ou à la production alimentaire. L’agriculture urbaine est loin d’être un phénomène de mode furtif, c’est une tendance profonde qui hybride les disciplines et peut amener chacun à s’interroger sur la manière de faire la ville et de valoriser le sens du commun. C’est aussi un mouvement qui permet de donner un sens concret à diverses notions ou concepts émergents desquels il tire sa force et vers lesquels il ouvre un champ d’action : la résilience, les villes en transition, le slow food, la permaculture, etc.
La répartition des ressources alimentaires et leur production font parties des enjeux vitaux pour l’homme, qui l’ont amené très tôt à s’organiser pour gérer en communauté et de manière équitable les ressources locales, depuis l’époque où il était un chasseur-cueilleur. Le développement de l’agriculture l’a amené à la sédentarisation et à la fondation des villages puis des villes, modifiant ainsi son rapport aux espaces de production : de nombreux espaces ont fini par sortir du « champ » des communs pour entrer dans une sphère privée, pour être gérés d’une manière plus exclusive et au bénéfice d’un nombre limité de personnes. Or jusqu’à une époque récente, l’espace, même privé, restait accessible à tous pour un usage commun. Mais ce qui était très pratiqué au Moyen Âge (notamment avec les common lands) a pris fin avec le développement de l’industrialisation et du capitalisme, par le mouvement des enclosures qui a conduit à la privatisation des terres.
On observe aujourd’hui un double mouvement contradictoire : d’un côté l’extension de la sphère privée, avec ce qu’on pourrait appeler les nouvelles enclosures, et de l’autre ce que certains appellent une renaissance1 ou un retour des communs. La privatisation de l’espace se concrétise à de multiples échelles qui vont de territoires entiers à des morceaux d’espaces publics en ville. L’accaparement de plusieurs millions d’hectares de terres, dans des pays peu démocratiques avides de gains à court terme, au dépend du droit coutumier, est un exemple de l’ampleur que peut prendre le phénomène. La privatisation de certains morceaux de territoire ou des services publics consacre cette vision à court terme, confiant à des opérateurs privés certains espaces qui relevaient en fait d’un patrimoine commun.
Cependant, l’espace privé n’est pas forcément à opposer aux communs, puisque de nombreux espaces privés développent des bénéfices ou des usages communs, ou restent ouverts et accessibles. Ces espaces sont néanmoins fortement menacés, leur périmètre ou leur nombre se réduisant à une vitesse alarmante. C’est le cas de nombreuses friches urbaines qui constituent souvent les terrains d’expérimentation des communs urbains, ou de nombreux espaces ayant encore échappé à la résidentialisation. Au-delà des friches, ce sont aussi des espaces verts qui peuvent être la cible du marché : l’exemple du parc Gezi à Istanbul, est dorénavant bien connu. Il a suscité un vaste mouvement de réappropriation de cet espace…commun. C’est aussi le cas de nombreux espaces menacés par de grands projets (les fameux GPII, Grands Projets Inutiles Imposés), donnant naissance à des ZAD (Zones À Défendre) qui, comme à Notre-Dame-des-Landes ou Bure, permettent de faire émerger une dynamique collective de réappropriation, à travers des actions concrètes, bien souvent centrées sur l’agriculture ou la protection des espaces naturels.
Les communs urbains prennent souvent place au niveau de sites délaissés ou en période transitoire. Ce sont parfois sont des espaces de flou, parfois même sans propriétaire identifié. Cette situation singulière permet en général le développement d’usages nouveaux ou alternatifs qui n’auraient pas facilement eu l’opportunité d’être développés ailleurs. Elle peut également permettre d’accueillir une population en marge du système ou qui n’a pas trouvé sa place dans le monde conventionnel. Ces espaces délaissés ont souvent été défendus par les citadins pour faire place à différents types de nature : une nature laissée sauvage, non normée, qui se différencie fortement des espaces « verts » et/ ou paysagers, ou encore une nature cultivée donnant place à des jardins collectifs, co-gérés5. C’est souvent sur ces espaces que s’expérimente une « seconde nature », productrice de liens sociaux et d’aliments, où tous les bénéfices de l’agriculture urbaine sont exploités.
L’agriculture est ainsi un outil clé pour remettre au goût du jour le concept des communs, en tant qu’alternative aux systèmes dominants, manifestant un profond changement de paradigme. Cette agriculture des communs – ou ville comestible – permet de défendre une autre manière de « ménager » les territoires en faisant converger les questions alimentaires, environnementales, économiques ou sociales, jusqu’à « faire mouvement ». Un mouvement pour une ville comestible, faite pour et par ses habitants, qui laisse une plus large place à l’autogestion. Pour les citadins, il donne l’occasion de (re)gagner potentiellement une autonomie, un droit sur leur espace urbain, notamment sur l’espace public, et sur la manière de gérer les villes. Les jardins partagés ou collectifs, certaines micro-fermes, de nombreux porteurs de projets en agriculture urbaine… s’inscrivent dans cette logique, chacun à leur manière.
Apporter l’agriculture en ville est aussi l’occasion pour les collectivités de se familiariser avec de nouveaux enjeux environnementaux et avec un urbanisme plus intégré et participatif. Cela conduit aussi les villes à décloisonner leurs services techniques, bien souvent organisés en silos, pour penser le territoire comme un métabolisme ou un écosystème urbain inspiré par la nature, fortement interconnecté. L’agriculture urbaine est cependant de plus en plus instrumentalisée, afin de rendre des lieux plus attractifs, au risque de lui faire perdre tout son sens et son esprit originel : cet esprit qui porte à la fois une logique de production locale, de solidarité, de gratuité ou même écologique.
En conclusion, il est important de souligner le fait que la ville comestible fait face à d’immenses défis en tant qu’agriculture en mouvement : celui de réparer les maux de la ville, de réconcilier l’homme avec la nature et avec ses semblables, de ramener les citadins dans l’espace public pour qu’ils en redeviennent acteurs, de ralentir les rythmes de vie pour donner du temps à d’autres initiatives, de vivre aux rythmes des saisons. Ces défis ne pourront être relevés que par une lutte contre les nouvelles enclosures physiques ou mentales, et par un retour aux communs pour les gérer de manière inclusive. À travers la ville comestible, c’est une remise en cause du fonctionnement individualiste de la société actuelle et une réinvention des pratiques collectives qui se joue.
Sébastien Goelzer, « La ville comestible », Revue Sur-Mesure [En ligne], 2| 2017, mis en ligne le 19 mai 2017, URL : http://www.revuesurmesure.fr/issues/natures-urbaines-et-citoyennetes/la-ville-comestible