Maraîchage et agriculture urbaine. Comment approvisionner Paris ?
Qui peut imaginer que Paris, une des villes les plus denses au monde, a été autrefois couverte de vergers, de potagers et de vignes ? Son approvisionnement a mobilisé le terroir francilien et une armée de maraîchers. Un traité du 19ème siècle en témoigne : le Manuel pratique de la culture maraîchère de Paris, par Moreau et Daverne, traité redécouvert par les agriculteurs urbains d’aujourd’hui.
Manuel pratique de la culture maraîchère de Paris / par J. G. Moreau et J. J. Daverne,… 1845
Paris est la plus grosse agglomération d’Europe occidentale du Moyen Âge à la Révolution industrielle. Elle occupe le centre du Bassin parisien. La Seine et ses affluents lui offrent un réseau de communications fondamental avant l’avènement du chemin de fer. Le plateau de loess au nord de Paris est une des terres les plus fertiles qui soient. Les limites de l’agglomération parisienne n’ont jamais coïncidé avec les enceintes successives de Paris qui, jusqu’au 19ème siècle, a abrité des espaces agricoles intramuros. La toponymie parisienne en a gardé des traces comme la rue des Maraîchers dans l’est parisien. La spécialisation de l’agriculture des environs de Paris dans le maraîchage s’explique par l’importance du marché parisien et par la récupération des déchets de la ville réutilisés comme engrais. En effet, le maraîchage en est friand pour ses cultures intensives pouvant aller jusqu’à six ou sept récoltes par an.
Cette productivité est permise par des techniques horticoles mises au point dès le 17ème siècle et dont le meilleur exemple est le Potager du roi à Versailles. Pour alimenter la table du roi même hors saison, il faut en effet recourir au forçage des cultures : arbres fruitiers en espalier, cultures hâtives, sous cloche, sous châssis ou en serre, irrigation… Tout est détaillé dans les Instructions pour les jardins fruitiers et potagers par La Quintinie, en charge de ce potager. Jusqu’à l’apparition des engrais chimiques au 19ème siècle, l’amendement reste un facteur limitant de la production agricole. Les effluents parisiens sont récupérés par les boueux pour être épandus ou transformés en poudrette, engrais exporté jusqu’à Blois ou Vierzon. Le Second Empire, pour empêcher les épidémies, organise la collecte des eaux usées par un réseau d’égouts débouchant dans un grand collecteur. Ces eaux servent à irriguer et amender des terres à Gennevilliers puis dans la région d’Achères grâce à la prolongation du collecteur. Des projets prévoyaient même de le continuer jusqu’à Rouen ou jusqu’à la mer.
La taille du marché parisien amène une spécialisation des terroirs et une sélection des variétés bien plus importante que d’autres ceintures maraîchères comme les hortillonnages amiénois. La pêche devient ainsi la spécialité de Montreuil, entraînant la construction de centaines de murs pour y mener des espaliers. En 1900, Bagnolet et Montreuil produisent quinze millions de fruits, longtemps transportés jusqu’à Paris à dos d’homme ou à cheval. Le haricot d’Arpajon emprunte l’Arpajonnais, une ligne de tramway à vapeur, pour parvenir jusqu’aux Halles, le ventre de Paris décrit par Zola. Thomery se spécialise dans le chasselas consommé comme raisin de table. Il est cultivé en espalier, et les grappes sont conservées individuellement. On pourrait citer également l’asperge d’Argenteuil, la cerise de Montmorency la fraise de Bièvres, le champignon de Paris… La vigne, quant à elle, est bien représentée dans les vallées et les coteaux, approvisionnant les guinguettes où les Parisiens vont boire sans payer l’octroi. Les dégâts provoqués par le phylloxéra entraîneront des reconversions maraîchères comme à Argenteuil.
Le Manuel pratique de la culture maraîchère de Paris est le résultat d’un concours lancé par la Société royale et centrale d’agriculture de la Seine (l’actuelle Académie d’agriculture de France) afin de faire connaître les techniques maraîchères.
La Société Royale et centrale d’agriculture de la Seine (aujourd’hui Académie d’Agriculture de France), était consciente du caractère innovant des pratiques agricoles en cours à Paris et de l’intérêt de diffuser les connaissances à travers le pays. C’est ce qui l’a poussé à lancer un concours pour l’écriture du meilleur Traité de la culture maraîchère de Paris, pour lequel le présent ouvrage a été lauréat.
L’auteur précise, dans la préface, que c’est la pratique et l’expérience et non l’enseignement académique ou des manuels qui ont permis aux techniques de se développer et de se transmettre, par tradition orale essentiellement. Il n’y a jusque là pas eu de transmission des connaissances par les jardiniers-maraîchers par presse ou ouvrages, faute d’instruction ou par barrière psychologique. Tout un monde, réel ou supposé, les sépare des hommes « lettrés », considérés comme les seuls à même de publier des connaissances. Seuls des manuels de jardinage, à vocation de loisir ou d’autoproduction avaient été publiés, et jamais n’y était abordée la contrainte économique.
C’est suite à l’exode rural et à l’immigration, aux 18ème et 19ème siècles, que le maraîchage à Paris a connu un rapide perfectionnement, principalement dû au brassage des cultures et des pratiques, aux échanges de techniques entre des personnes originaires de provinces ou de pays différents, pas toujours issues du monde agricole.
La densité de population travaillant sur ce domaine, sur un territoire restreint, et la pression foncière, ont participé à l’accélération de la diffusion des innovations, poussant à produire plus, plus vite sur un espace toujours plus réduit et avec les ressources de la ville, pour en faire les terres agricoles les plus productives en Europe.
Les jardins royaux, notamment le potager du roi, avec La Quintinie, ont participé à la recherche et au développement des techniques, reprises par les jardiniers-maraîchers de la capitale. Notons que, inversement, ceux-ci ont eu une grande influence sur La Quintinie.
Les jardins aristocratiques, dégagés de la contrainte économique, avaient la capacité d’embaucher les meilleurs jardiniers et d’organiser leur formation pour cumuler la quête de produits frais, difficiles à trouver ailleurs, le jardinage-loisirs et la quête de prestige par la création d’un paysage ou l’organisation de festins approvisionnés par les produits du jardin.
Une économie circulaire s’était mise en place, où le seul engrais provenait du fumier de cheval, ou de vache, voire le fumier humain. Les maraîchers qui allaient approvisionner les Halles en légumes frais ne repartaient jamais à vide: leurs tombereaux étaient chargés des « boues » de la ville. Ce métabolisme urbain vertueux fut mis à mal par l’arrivée du tout à l’égout, éloignant plus loin ces ressources qu’on ne voulait plus voir et dont on a cru pouvoir se passer (à la fin du siècle, le tout-à-l’égout s’est développé, avec épandage des eaux usées dans les champs. Aujourd’hui, les eaux usées passent en station d’épuration et seule une partie des boues résiduelles retourne dans les cultures).
L’agriculture urbaine contemporaine permet de retrouver ce brassage d’expériences et d’innovations; elle est devenue l’héritière de cette tradition qui s’est perdue durant quelques décennies et qui revient par d’autres portes. Pressés par les enjeux à la fois sociaux, économiques, environnementaux et urbains, nous redécouvrons à peine cette économie qui s’est créée autour de l’alimentation des villes, par la ville.
Ce sont ces techniques qui ont inspiré certains pionniers d’une agriculture sur petite surface comme les permaculteurs. En effet, ce qui est décrit dans ce manuel n’est autre que le fonctionnement d’une micro-ferme urbaine, qui permet de cultiver par exemple des melons dès le mois d’avril, ou de réaliser jusqu’à huit récoltes de légumes sur une année, sans produits chimiques, sans mécanisation, sans énergie fossile, avec des semences sélectionnées localement, contribuant à l’autosuffisance alimentaire de la capitale.
Cette redécouverte fut notamment entreprise par Eliot Coleman, Californien pionnier de l’agriculture bio aux Etats-Unis, connu pour être un des instigateurs du système de culture maraîchère bio-intensif avec John Jeavons, et qui est allé en 1974 à Paris rencontrer Louis Savier, un des derniers héritiers de ces pratiques. Il se met dans les pas des maraîchers londoniens qui avant lui, au XIXème siècle, allaient faire des voyages d’études à Paris pour trouver l’inspiration et peaufiner leurs techniques. La renommée du manuel dépassait les frontières.
Eliot Coleman est l’auteur de Four Season Garden, traduit en France en 2015, par « Des légumes en hiver », dans lequel il évoque son voyage parisien et divulgue ses techniques bien inspirées. Jean-Martin Fortier est un de ses disciples, auteur du Jardinier-Maraîcher, devenu ouvrage de référence pour de nombreux néo-agriculteurs, Non Issus du Milieu Agricoles (NIMA), ouvrage que le Québécois introduit par un historique de l’agriculture à Paris.
C’est donc par les Nord-Américains que ces techniques parisiennes oubliées ont connu un nouvel éclairage…en France, aidé par des NIMA désormais bien connus : Perrine et Charles Hervé- Gruyer avec la Ferme du Bec-Hellouin, largement inspirés par Eliot Coleman et Jean-Martin Fortier.
Plus récemment, l’exposition Capital Agricole, au Pavillon de l’Arsenal à fortement remis en lumière à la fois cet héritage et les agriculteurs urbains qui reprennent le flambeau de cette dynamique d’innovation.
Depuis les 175 années qui nous séparent de ce manuel, les techniques de cultures se sont fortement diversifiées (plus ou moins high tech, avec l’hydroponie, l’aéroponie, ou les cultures de champignons dans des parkings, des potagers verticaux sur les toits, des cultures de micro-pousses etc.), de nouvelles manières de transformer en ville sont apparues (cuisines partagées, ou autres foodlab), de distribuer (halles alimentaires de quartier, paniers, marchés de producteur…), de recycler les déchets de la ville (récupération des drêches, des substrats de cultures de champignon, marc de café et bientôt à nouveau l’urine humaine, etc.), ou tout simplement remettent à jours les cultures forcées sous châssis ou sous cloche (par exemple en récupérant les fûts de bière usagers, de type keykeg). Tout comme les anciens maraîchers (souvent dénommés “les spécialistes”), les Agriculteurs urbains se sont spécialisés, sur les produits les plus fragiles, supportant mal les longs transports (légumes feuille, herbes, fruits, melons, champignons, fleurs coupées…).
Les agriculteurs urbains sont tout aussi soumis au développement de l’urbanisation que leurs prédécesseurs, mais cherchent à revenir au cœur de la ville pour investir ses interstices, des friches temporaires ou des parkings et les toits, qui font partie des rares espaces urbains qui leurs sont concédés. Leur rôle, faute de surface adaptée pour réellement nourrir les Parisiens, s’est diversifié pour répondre notamment à des enjeux sociaux et pédagogiques, ce qui n’en fait pas moins des acteurs incontournable de l’espace urbain.
Ce billet est co-écrit par Luc Menapace (Chargé de collections Sciences et Vie de la Terre, Dpt Sciences et Techniques) et Sébastien Goelzer, fondateur de Vergers Urbains , association dont l’activité a pour but de « rendre la ville comestible ».
16 septembre 2019
Article complet : https://gallica.bnf.fr/blog/16092019/maraichage-et-agriculture-urbaine-comment-approvisionner-paris